Anne d’Alègre, l’aristocrate au sourire d’or qui révèle les soins dentaires du XVIIe siècle
C’est un sourire figé dans le temps qui fascine encore les scientifiques. Celui d’Anne d’Alègre, comtesse de Laval, figure aristocratique du XVIIe siècle, dont la sépulture exhumée il y a trente ans n’en finit plus de livrer ses secrets. Ce qui intrigue ? Un appareillage dentaire rare et raffiné, constitué de fils d’or et d’une fausse dent en ivoire. Un dispositif aussi précieux que révélateur de la manière dont la haute société affrontait les affres de la perte dentaire. A travers cet objet minuscule mais évocateur, ce sont tout un pan de la médecine dentaire, de l’esthétique et des représentations sociales de l’époque qui refont surface. Le point sur le sujet avec Geoffrey Migliardi !
Le luxe au service d’un besoin vital : l’apparence !
Au premier regard, la prothèse ne manque pas d’interpeller… que faisait donc une aristocrate avec une fausse incisive, maintenue par des ligatures en or entre les prémolaires ? A une époque où la médecine moderne était balbutiante, une telle intervention ne relève pas du hasard. Elle trahit une volonté forte, celle de sauver les apparences, préserver le statut social, même au prix d’un confort discutable. Car dans les cercles de pouvoir du XVIIe siècle, un sourire édenté n’était pas seulement disgracieux, il était synonyme de négligence, voire d’infamie.
Contrairement aux clichés tenaces d’une époque où les dents étaient supposément négligées, cette découverte rappelle à quel point l’apparence bucco-dentaire comptait déjà — surtout chez les élites. Le raffinement du dispositif, comme la qualité des matériaux utilisés, montre une chose : quand les moyens le permettent, on cherche à soigner — ou à masquer — à tout prix.
Une réponse esthétique aux effets délétères
Ce soin n’était pourtant pas sans conséquence. Selon les analyses publiées dans le Journal of Archaeological Science: Reports et relayées par l’INRAP, les fils d’or servant à maintenir la fausse dent ont été resserrés plusieurs fois. Résultat : les dents adjacentes, constamment mises sous tension, ont fini par se déchausser à leur tour. Une solution imparfaite donc, qui en a peut-être aggravé d’autres.
La comtesse souffrait d’une maladie parodontale sévère, pathologie encore fréquente aujourd’hui, responsable de mobilité dentaire et de perte progressive des dents. Un mal insidieux, souvent lié au stress, à l’hygiène ou à des facteurs génétiques. Dans le cas d’Anne d’Alègre, dont la vie fut marquée par les guerres de religion, les veuvages à répétition et les tensions politiques, le facteur émotionnel n’est pas à écarter.
Un soin complexe, à la croisée des disciplines
Pour comprendre la logique de ce soin, les chercheurs ont mobilisé un panel d’expertises pluridisciplinaires : archéologues, anthropologues, odontologistes, historiens du soin. Ce croisement de regards permet de dépasser la simple curiosité anatomique pour éclairer les pratiques médicales, les normes sociales, et la gestion du corps dans les sphères privilégiées. On découvre ainsi que le soin n’était pas uniquement fonctionnel, il était aussi porteur d’un discours social, un marqueur de rang, un acte politique presque. Ce n’est pas simplement une dent manquante qu’il fallait remplacer, c’était une image de soi, une légitimité, qu’il fallait préserver. Même si cela impliquait un certain inconfort, voire de nouveaux dégâts.
Quand l’archéologie du soin interroge notre modernité
Le cas d’Anne d’Alègre invite à une double réflexion. D’un côté, il enrichit notre connaissance des pratiques de soin dans l’Ancien Régime. De l’autre, il tend un miroir à nos obsessions contemporaines. Car qu’est-ce que le culte du sourire parfait sinon une variante moderne de cette ancienne nécessité d’avoir « toutes ses dents » pour être socialement présentable ? On découvre ainsi qu’il y a quatre siècles déjà, la médecine était convoquée au service de l’esthétique, et que cette dernière pouvait parfois primer sur l’efficacité thérapeutique. Le sourire doré de la comtesse nous parle autant de son époque que de la nôtre.